Silence, on viole en Haïti ! (1ère partie)
Par Nancy Roc
Selon l’ONU, un tiers des femmes et des filles dans le monde subissent des violences physiques ou sexuelles au cours de leur vie. En Haïti, on estime qu’au moins 30% des femmes âgées de 15 à 30 ans ont été victimes d’abus ou de violences sexuelles. Dans la capitale, Port-au-Prince, avec l’explosion des gangs, c’est une véritable flambée de viols qui s’est répandue, n’épargnant ni les enfants ni les femmes âgées. Nancy Roc, journaliste indépendante, a mené une enquête sur ces viols pendant deux mois et rencontré plusieurs victimes auxquelles elle donne la parole. Aujourd’hui, elle nous fait part du témoignage d’une survivante, Isabelle**, 22 ans, violée à trois reprises.
Dans le cadre de la campagne internationale annuelle contre la violence fondée sur le sexe les 16 jours d’activisme, nous avions déjà démontré dans un premier article, combien les violences contre les femmes constituent un fléau banalisé en Haïti. Toutefois, dans son dernier rapport daté du 14 octobre 2022, l’ONU pointe « de façon alarmante » la manière dont les gangs cherchent à affirmer leur autorité en Haïti,
Le rapport, intitulé « Violences sexuelles à Port-au-Prince : une arme utilisée par les gangs pour instiller la peur » fait état du viol et des viols collectifs « pour instiller la peur, punir, subjuguer et infliger des souffrances aux populations locales. » C’est ce qui s’est passé, de 2018 à 2022, au cours de six (6) des seize (16) massacres et attaques armés documentés par le Réseau National de Défense des Droits Humains (RNDDH), au moins 102 femmes et filles ont subi des viols collectifs et répétés. « Dans les quartiers défavorisés les femmes et filles sont continuellement victimes, certaines parmi elles se laissent mourir. Ces victimes vivent en fait une tragédie inédite », dénonce Rosy Auguste, Responsable de Programmes du RNDDH.
Méprisées par les autorités policières et judiciaires, sans appui des autorités de l’Etat qui n’ont jamais reconnu – depuis sous la présidence de Jovenel Moise – que ces événements sanglants ont eu lieu ; aujourd’hui c’est parfois par bus entiers que les femmes et jeunes filles sont prises en otages par des gangs et violées, tour à tour, au vu et au su de tous.
Et même lorsque les survivantes arrivent à s’échapper, leurs bourreaux parfois les poursuivent jusqu’au lieu de leur refuge. C’est ce qui est arrivé à Isabelle**, 22 ans, qui vivait à Cité Soleil « lorsqu’il y a eu la guerre », dit-elle. Cette « guerre », c’est le massacre qui a eu lieu entre le 8 et le 12 juillet 2022, dans le plus grand bidonville de la capitale. Deux cents trente-quatre (234) personnes ont été tuées ou blessées, victimes de l’affrontement entre les gangs armés faisant partie des deux coalitions rivales, G-9 an Fanmi et Alye et G-Pèp, dirigées respectivement par Jimmy Chérizier alias Barbecue et Gabriel Jean Pierre alias Ti Gabriel ou Gabo.
Le premier viol
Avant le massacre, Isabelle avait déjà eu son lot de calvaires. Son premier homme l’avait abandonnée lorsqu’il avait appris qu’elle était enceinte. Elle avait 16 ans et son premier enfant, un petit garçon, en a maintenant six. Mais l’amour est revenu et elle a connu un autre homme avec qui elle a eu deux filles, aujourd’hui âgées de trois et un an.
Un homme, qu’elle connaissait de vue, a commencé à la courtiser. Elle a refusé ses avances à plusieurs reprises, en lui expliquant qu’elle avait déjà un conjoint et, de surcroit, était la mère de trois enfants. Elle ignorait qu’il appartenait à un gang et, une nuit, à 2h du matin, le courtisan se transforme en monstre et frappe violemment à sa porte : « je lui ai demandé ce qu’il faisait là et j’ai vu qu’il avait un couteau. Ma tante a fui, avec son enfant. Il m’a battue devant les miens qui pleuraient et m’a ordonné de ne pas crier sinon il me tuerait. Et il m’a violée », raconte-t-elle.
Ce n’est qu’après ce viol qu’Isabelle apprend que son agresseur est un chef de gang. Hantée par la peur, elle garde le silence mais tombe enceinte et doit avouer à son conjoint ce qui lui était arrivé. Furieux, ce dernier l’accuse d’être responsable et même d’entretenir une relation avec l’agresseur qui, en plus de son crime, a incendié la maison d’Isabelle. Cette dernière aura beau appeler son conjoint, il coupe tout contact avec elle et l’abandonne, seule, à son sort. « Toute sa famille était aussi contre moi et n’a plus jamais voulu me voir ni m’aider avec les enfants. Cela a été très dur pour moi », soupire Isabelle, qui avoue avoir subi un avortement pour ne pas garder l’enfant de son agresseur : « Je n’en voulais pas et j’en avais déjà trois. Dans ma misère, que pouvais-je faire ? », questionne-t-elle, en baissant la tête..
Le récidiviste
Lors du massacre en juillet 2022, Isabelle fuit avec ses trois enfants parmi les déplacés pour se rendre à la Place Hugo Chavez, où plus d’un millier de personnes sont entassées dans des conditions infrahumaines. Pourtant, elle se sent soulagée : « J’étais à l’air et j’avais trouvé une place sous des escaliers pour moi et mes enfants », explique-t-elle, « car à Cité Soleil, il y avait des tirs tout le temps et puis, il y avait une solidarité entre les déplacés qu’il n’y avait pas à Cité Soleil. » C’est d’ailleurs grâce à cette solidarité, en particulier celle des marchandes, qu’elle a pu nourrir ses trois enfants en bas âge. « Cela m’a donnée un peu de répit », dit Isabelle. Mais, le mal rodait dans cet environnement totalement délaissé par la police…
Plusieurs chefs et membres de gangs ont suivi les déplacés à la Place Hugo Chavez. Tout en les rançonnant, ils font ce qu’ils veulent avec les femmes. La police est absente et personne n’ose y avoir recours par peur de représailles.
Un soir, alors qu’Isabelle est endormie auprès de ses enfants, son agresseur réapparait comme dans un cauchemar : « je l’ai reconnu tout de suite et me suis mise à trembler. Mais il a mis sa main sur ma bouche et m’a montré son revolver. Alors, j’ai dû me résigner ».
Mais le récidiviste ne s’en tient pas là et, fort de l’impunité macabre qui règne en Haïti et transforme les femmes en proies, il revient s’acharner sur Isabelle : « la troisième fois, j’ai voulu m’enfuir, tellement j’avais peur, mais il m’a montré son arme et a menacé de me tuer si je courrais. Il m’a « saccagée » ce soir-là, tellement il a été violent ». raconte Isabelle en se frottant nerveusement les mains.. Pleurant en silence tous les jours, ne pouvant plus s’occuper de ses enfants et n’arrivant à s’endormir qu’à l’aube lorsque les déplacés de la Place Hugo Chavez s’éveillent ; Isabelle finalement parle du martyr qu’elle a vécu à une femme qui l’emmène à Kay Fanm. Cette organisation féministe est aussi un centre d’accompagnement pour femmes et filles victimes de violences. Depuis, Isabelle a pu voir des médecins, se faire soigner, recevoir des médicaments et consulter des psychologues.
A 22 ans, Isabelle parait avoir la quarantaine. « Je vis une situation chaotique avec mes enfants, mais ils me donnent aussi de la force », me dit-elle, tout en encourageant les victimes de violences sexuelles à briser le silence : « Il faut parler à quelqu’un qui ne vous jugera pas car, si je ne l’avais pas fait, comme à Kay Fanm, je crois que le stress m’aurait tuée ou donné une autre maladie »..
Isabelle qui auparavant n’allait jamais à l’Église, s’y rend désormais chaque dimanche : « Cela me permet d’oublier et Dieu me donne la force », dit-elle. Quant à une possible intervention étrangère en Haïti pour sortir les Haïtiens et surtout les femmes de l’enfer dans lequel elles sont piégées, Isabelle répond en haussant les épaules d’un air désabusé : « Si on ne fait pas le premier pas pour « arranger le pays », les étrangers ne pourront pas savoir ce dont nous avons besoin », conclut-elle.
**Le nom a été changé pour protéger l’identité de la survivante.
*Nancy Roc est une journaliste canadienne d’origine haïtienne, indépendante depuis plus de 30 ans. A l’occasion de la campagne « 16 jours d’activisme » 2022, elle a mené – sur une base totalement volontaire – une enquête pendant deux mois sur la violence faite aux femmes en Haïti et sur les viols collectifs commis par les gangs. A travers AlterPresse.org, elle a décidé d’offrir gratuitement et à tous les médias écrits ou en ligne, les 4 articles issus de cette enquête qui seront publiés dans les deux prochaines semaines. Ce travail est son hommage aux victimes de violence sexuelle dans son pays d’origine, Haïti ; ainsi qu’aux organisations féministes haïtiennes qui œuvrent dans ce domaine.
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Crédit photos : Etienne Côté-Paluck